La journée s’avance masquée
La sensation, la plus forte et la plus subtile
De l’aujourd’hui
La nuit
On y voit nus les rouages
L’encombrement du temps
On fait eau, on va droit
Sur l’iceberg.
Et la journée s’avance masquée
Sur des rails trop étroits. Décidément
Elle ne fait pas son âge, ce qui ne veut pas dire
Qu’elle est plus vieille. S’il suffisait de tendre
Une petite glace en direction de la lumière trop forte
Pour y lire à l’envers – quoi ? Pas la vérité
Tout de même. Simplement le kilo de tomates
Pèse un peu plus ou un peu moins. La rumeur
De la ville tend la perche de minute en minute
À la journée dans son chorus qui paraît frêle
Par des riffs de cuivres huilés. L’arrangement
Sent la sueur et le big band en smokings pathétiques
Imite un orchestre classique. – Si si, cette cotte de mailles
Vous va, je vous jure, à ravir. – Je ne dis pas
Qu’elle jure, mais si on danse ? Votre voisin de table
Trouve la musique pas assez actuelle, il lit
Les magazines. – Alors dans trois ans tu n’aimeras
Plus ce que tu aimes aujourd’hui. – Non
Ce n’est pas si simple. J’aime, dit le voisin, ce qui me donne
La sensation, la plus forte et la plus subtile,
Comme un parfum traverse la salle sur des talons
Aiguilles, de l’aujourd’hui. Plus tard
Quand je ferai sauter le bouchon je sais
(Et ce savoir ajoute une tuile à mon plaisir
Un peu vert pour l’instant) qu’elle sera là
Millésimée. – Je vois. Ce genre de chose ne m’arrive
Jamais, j’en ai peur, ou par la grâce de créatures
Désespérément vaporeuses. L’eau qui bout juste
Avant son ascension dans la cafetière, le soleil
Quand il s’épand sur la moquette d’une propreté douteuse
La fourchette qui tintant contre l’étain
D’une boîte d’abats pour le chat le rend dingue.
Par exemple. Et cela, vous voyez, n’a pas grand-chose à voir
Avec la culture. Je ne lis plus. En tout cas
Plus dans l’espoir de me sentir – comment ? sentir
Tout court. Il y a des gens qui mettent leurs polaroïds
Au freezer ; ils vieillissent mal, c’est notoire, mais
Ne prenez pas pour un désir de retarder l’effacement
Celui de couleurs irréelles. Iceberg, aurores boréales.
Le temps ne coule incolore qu’à température
Ambiante. Dès que l’atmosphère coagule
Ça pue l’huile de cuisson. Le lave-vaisselle a fait
De fines croûtes étranges comme des fragments de météore
Avec des restes plus humains. Il y a des jours
Comme ça. Pour celui-ci ce sera tout
D’accord ? D’ailleurs la lumière soudain baisse
Dans le bar, signal du changement de tarif
Et l’heure d’été, une belle arnaque, blanchit
Le larcin du soir en taxant le sommeil du matin.
– Bonne nuit, dors bien mon amour. – Si c’est un ordre
Sache que je vais me mutiner. Le capitaine est à fond de cale.
Dans cette mélasse une chatte ne retrouverait pas ses petits
Et le port de départ ni celui vers quoi nous voguons
N’est en vue. Hier m’a posé un lapin. Demain
Demain (
Autant en emporte le vent)
Est un autre jour. La nuit, quelle violence
Inouïe, tu ne trouves pas ? Tu dors.
Non qu’elle évoque la mort, la solitude hantée
Des enfants – ces pensées peupleraient l’insomnie –
Mais on y voit nus les rouages de la veille.
Sur le pont l’océan tout entier se change
En salle des machines et dans chaque tour de garde
La discontinuité amorphe des heures soumet
Le mousse à la torture. S’il avait su ! Pas une angoisse
Intéressante, une à la Heidegger, comme dit
Cet ami qui ne dort plus : un bazar, un medley sadique
Des plus mauvaises chansons sur Radio Nostalgie,
L’encombrement du temps. Comprends-tu que l’on ait
Bien envie de te réveiller, mon amour, de secouer
Tes épaules pour te montrer ce qui se passe d’affreux ?
– Qu’est-ce qu’il y a ? – On fait eau, on va droit
Sur l’iceberg, et non, il n’y a rien à l’horizon, c’est bien
Ce qui affole. Le
Titanic, selon certaines sources,
N’aurait jamais coulé mais un autre navire
presque identique auquel des armateurs véreux
Auraient donné son nom, comptant sur un naufrage sans morts
Pour encaisser la prime. Le
Titanic – le vrai –
Mouillerait encore dans une rade paisible
On ne sait où. Il existe une carte postale
Montrant un paquebot à demi englouti – le
Cabiria
Ou bien le
Caribbean – et cette légende en gras :
« Vous êtes invités. » Il s’agissait de l’inauguration
D’un restaurant. Longtemps j’ai cherché à qui l’envoyer,
Une femme certainement. J’avoue que je m’identifie
Assez à ce bateau débaptisé privé de son big band
Qui a coulé, coule encore dans nos têtes et
N’a pas coulé. Surtout le soir : le soir
Est si sentimental. J’ai toujours cette carte.
Tu l’as gagnée à la sueur de ton sommeil.